Le jazz, ça veut dire liberté! Vous trouvez la formule un peu courte pour votre fête de ville ou événement d'entreprise ? Et pourtant, historiquement et techniquement comment dire autrement? D'abord le jazz, soliste, groupe ou orchestre, prend ses racines sociales dans les chants et percussions des esclaves africains aux Etats-Unis se raccrochant par l'esprit à cet Art naissant et seul espace de liberté pouvant leur faire oublier une barbarie érigée en système économique.
Et techniquement lorsque le premier orchestre de jazz convoquera saxo, trombone, puis contrebasse, batterie et guitare, le véritable ADN du genre se révélera être de tous temps l'improvisation: des débuts du New-Orleans où brusquement des musiciens improvisaient des mélodies et d'autres dans la foulée des contre-mélodies, jusqu'aux temps récents de la déflagration du free-jazz et de ses fulgurances jamais encore osées, où là tout simplement, tout est permis.
En fait le groupe de jazz semble avoir passer toute partition par dessus bord: seules comptent la spontanéité, la vitalité, l'inventivité et les fameuses interactions et réactions en chaîne imprévisibles entre les musiciens du groupe. Le jazz est toujours en devenir, pas figé pour une note. Jamais des jazzmen ne jouent le même morceau de façon identique, jamais on n'écoute deux fois un même concert de jazz...
Alors d'où viennent ces pourvoyeurs de notes bleues? Précisément du bassin du fleuve Congo, d'où la traite des esclaves arrachera au XVIIIème siècle et jusqu'en 1807, près d'un million d'Africains et avec eux leurs traditions musicales qui donneront vie aux Worksongs, les chants accompagnant le travail dans les champs de coton, baignant dans le blues et la souffrance, et aussi au XIXième siècle, aux negro spirituals, leurs versions de la musique religieuse qu'ils écoutent à l'église, et encore aux catewalks, des parodies de la musique de bals des "maîtres".
Après l'abolition de l'esclavage en 1865 à l'issue de la guerre civile américaine, une nouvelle catastrophe morale complique la percée des musiciens afro-américains, la ségrégation raciale qui les cantonne massivement à des sous-emplois , dans des cabarets, des clubs de bas-étage et dans des maisons closes.
Il faut encore attendre le début du XXième pour que la soupe primitive mijote plus encore menant au big-bang de la musique jazz et son acte de naissance quelque part dans le delta du Mississipi, en Louisiane, signé par des Créoles et des Noirs-américains. La formule donc: le blues des ancêtres bien sûr, et puis voici le ragtime, du piano syncopé, du boogie-woogie bourré de rythme, on y ajoute, du quadrille et de la biguine made in France, des chants religieux, des marches militaires, bref un cocktail encore instable ne demandant qu'a raser toute une ville.
Et ce sera la Nouvelle-Orleans vers 1910, au moment même où le phonographe vibre pour la première fois! Et pourtant quel paradoxe, comme pour le rock'n Roll d'ailleurs, c'est bien un groupe de blancs-becs qui décrochera le ponpon du premier disque de jazz Dixieland en 1917... Bon enfin justice sera faite puisque toute le monde aura oublié Jerry Roll Morton, par contre Sidney Bechet et un certain Louis Armstrong qui improvisait plus vite que son ombre, ça vous parle?
Le jazz New-Orleans c'était du grand bricolage mais quelle énergie dès le premier âge... Il y avait les Spasm Bands, des orchestres qui occupaient la scène notamment dans le quartier torride de Storyville avec des instruments de fortune fabriqués avec des boîtes à fromage. Et à l'extérieur des fanfares de rue, brass bands ou jazz bands, avec banjo, wash-board et tambour, allaient courir les défilés, les mariages, les enterrements et les bals de banlieue.
La trompette crachait la mélodie, les autres cuivres improvisant autour tandis que les cordes assuraient la rythmique. Mais en 1917 pendant la guerre, la fête est finie et la Navy fait fermer Storyville ce qui a pour conséquence imprévue que l'esprit New Orleans contamine les reste des US, les musiciens de Louisiane déménageant au nord et notamment à New-York et Chicago.
Les notes bleues se préparent donc à inonder les cabarets, mais c'est plutôt l'alcool qui coule avec qui pose problème : les folles années de la prohibition vont alors donner l'ivresse et la tête de bois à tout le pays. Dans un jeu du chat et de la souris, où l'on courre éperdument de descente en descente, de bouteille, mais aussi de police, dans les cabarets qu'ils font fermer, alors que d'autres bars clandestins se créent simultanément pour faire boire aux autorités le calice jusqu'à la lie. Ce remue-ménage et cet excès de puritanisme profiteront à la mafia et son "commerce" mais aussi au jazz, puisqu'on s'encanaille dans des cabarets de plus en plus chic pour trinquer au son d'orchestres de plus en plus magnum...
Tout s'accélère encore pendant les fameuses années 30: les années en or qui voient le jazz dire au revoir à la prohibition, monter en haut de l'affiche de très grandes salles de spectacle, se libérer de l'étau de la ségrégation et propulser le genre swing au firmament. Waouh! Le jazz devient alors très fréquentable, les salles s'agrandissent et les groupes se font plus gros que leurs "boeufs" de la semi-clandestinité.
C'est la mode des big-bands, des méga-formations parfois de plus de 20 membres où les blancs côtoient enfin les noirs et deviennent superstars sans distinction tels Duke Ellington, Cab Calloway et Benny Goodman, Glenn Miller et Count Basie.
Et ce style qui brûle tout sur son passage en faisant même oublier la crise de 29 et que l'on appelle swing ou hot jazz, ça ressemble à quoi dans la vie? Imaginez un des plus grands dancings de New York, au hasard le Cotton Club ou le Savoy, prenez trois sections de cuivres bourrées de pointures et de solistes d'exception, et comptez le nombre de chorus! Voilà même si on peut regretter les improvisations collectives foutraques du New Orleans, le swing dans lequel chacun improvise à son tour est le paradis du jazz-spectacle populaire, festif et dansant, ce qui se saura bien vite partout ailleurs, jusqu'à Hollywood et en Europe.
Mais badaboum, ce grand barnum hotement jazz refoulait un peu trop l'odeur du dollar et du show-business pour certains puristes. La second guerre mondiale avait par ailleurs réquisitionné pas mal des étoiles du swing. Enfin selon la formule, le jazz toujours en devenir puisque force de libération, se devait de de renier ses stars pour exister encore plus longtemps.
Le retour de balancier est d'autant plus violent que le style suivant, le bebop ou bop, est considéré comme la première révolution du jazz, alors que quelques mois auparavant les étoiles du hot jazz semblaient allumer les lampions de l'apogée du genre, avec paillettes et biftons, et être accrochées pour un bail au firmament.
Non le bop est un peu le retour à l'esprit de la case départ des worksongs dans les champs de coton, le bop respire la sueur et les larmes. Le bop sent la guerre, la drogue parfois, mais surtout la quête de liberté et de délivrance, à la fois dans la mélodie, le rythme et les harmonies.
Nul besoin de faire danser, pas besoin d'arrangements pour introduire les chorus de démonstrateurs de tel ou tel instrument. Le bop est un jazz plus cérébral, climatique, émotionnel, intellectualisé et brutal, imaginatif, virtuose, nerveux voire ultra-speedé, syncopé, complexe mais authentique et au fait plus intimiste: plus besoin d'un big band pour en faire des tonnes, le quintet devient la norme. Le trio des grands cerveaux du bop est sans doute le saxophoniste Charlie Parker, le trompettiste Dizzy Gillespie et le pianiste Thelonious Monk. Avec les bopeurs, le jazz reste inquiet, sur le qui-vive, vivant et vivace.
D'ailleurs la contre réaction est quasiment à la hauteur de la révolution bop. Flashés à 1000 à l'heure, les pieds dans les planches, les bopeurs tout essoufflés sont à leur tour destitués par les cools, essentiellement des musicos whitos. Mais un paradoxe de plus, le manifeste du genre jazz-cool, l'album bien-nommé "Birth of The Cool", est signé à l'aube des années 50, par personne d'autre que Miles Davis, the génie du jazz, qui ne se contentera pas d'une révolution pour exister, mais de plusieurs: le jazz modal, le jazz rock et plus tard le free jazz.
Miles a donné tous ses galons pendant 100 ans au jazz si bien que tout le genre lui appartient pour au moins 1000. Mais restons cool, ce genre le mérite, il est aussi fondamental que les autres épisodes: le jazz west-coast a gommé toute difficulté dans la compréhension de ce courant feutré, saturé de sentiments sous le soleil de la Californie. Pour s'abandonner à ce jazz love and peace, il y a aussi Stan "The Sound" Getz et Chet "Let's Get Lost" Baker. Le jazz semble enfin connaître la paix, une paix bien sûr aussi précaire qu'elle fut brève et désarmante.
Car après la sieste overdosée du jazz-cool, le réveil est presque rude, dès le milieu des fifties, avec le retour de la revanche des fils des boppers, sous la forme du Hard Bop. Comme son nom ne l'indique pas il ne s'agit pas d'un jazz encore plus agressif et abscons que le bop, mais justement moins élitiste et exubérant, donc plus consensuel. Car il revient aux origines, d'avant même la case départ en réintégrant le blues et les accents gospel au jazz.
Mais comme son nom l'inspire cette fois, le hard-bop impose une rythmique torride, on s'approche du jazz de l'âme, du soul-jazz et on communie avec Art Blakey and the Jazz Messengers, aussi avec des anciens du Bop tels Mingus ou Monk ou avec de petits grands nouveaux comme Julian "Cannonball "Aderley ou Sonny "Collossus" Rollins. Le hardbop réafricanise avec chic le jazz.
Bon vous l'avez compris, si la musique jazz tourne en rond ne serait-ce que deux ou trois ans, elle tente de s'autodétruire pour de nouvelles aventures. Dernier essai en date, et peut-être seconde révolution, terminale, de la musique jazz : le free jazz! Une nouvelle bombe mais cette fois-ci atomique, d'abord mise au point dans son premier jet par le saxo ténor John Coltrane à la fin des années 50.
En gros, on met à la poubelle toutes les règles, notamment la prééminence du swing, du tempo, des harmonies. Coltrane fait quasiment table rase hormis son univers orientalisant, sa spiritualité envoûtante poussée au paroxysme, mais qui reste une grille de lecture encore bien structurée. Puis survient le second essai sans retour pour le free intégral: en route vers le nihilisme et le son pur, sans calcul sentimental ou de climat, voici le saxo d'Ornette Coleman et la trompette de Don Cherry.
Du jazz irrationnel, donc pas raisonnable, avec toujours plus d'expérimentations, dans lesquelles se lanceront aussi à corps perdus, les sax ténors Archie Shepp et Albert Ayler. Avec eux le New Thing devient ce truc où tout est permis, et de nouveau les impros collectives, dans une course à l'énergie impeccablement restituée à nos oreilles, en faisant open-bar aux sons les plus inattendus et les sonorités les plus bruitistes. Le free a tout libéré, et peut-être tout le jazz à venir s'y est perdu.
Car après la déflagration free, le seul salut du jazz semble être le mélange à 50/50 avec d'autres genres, leur faisant largement concurrence. Au premier chef, le rock qui comme le jazz a pour aïeul le blues, mais qui n'a à ce moment que 10 ans d'âge. C'est de nouveau Miles Davis en 1968 qui en 3 notes s'impose en pionnier du genre, le jazz-rock dit fusion pour les intimes: avec coup sur coup deux albums orageux et donc électriques : "In A Silent Way" et "Bitches Brew" qui lui donnera enfin son premier disque d'or.
Mais la méteo de ce mariage contre nature pour certains sera la grande oeuvre incandescente du groupe Weather Report, étendard du genre, tandis que Herbie Hancock traverse cette époque comme une fusée, et pendant que d'autres lui donnent toute sa profondeur comme Zappa, Chick Corea, Stern, Brecker, etc. Finalement la fusion devient un genre à part entière, et son jaillissement en Europe le prouve, avec en France les groupes Magma et Sixun, et surtout en Allemagne le label ECM qui abrite une infinité de pépites du jazz atmosphérique et contemporain, de la world music des 5 continents, dont notamment le surdoué Path Metheny du... Missouri, traversé par le Mississipi. Le delta est bouclé!
Mais avec les synthés savants du free, les loups sont rentrés dans la bergerie. Après cette étape, tous les sous-genres commençant par jazz-ceci semblent plus appartenir à ceci ou cela, et plus vraiment au jazz. Le jazz funk de James Brown, George Benson, Al Jarreau ou Kool and the Gang se distillera plus commercialement sous l'étiquette funk tout court. Et seule Sade semblait tirer son épingle du jeu dans les hits-parades, une vraie chanteuse de jazz que l'on osera associer au courant guimauve du smooth-jazz alors qu'elle indiquait clairement que l'électro avec lequel elle flirtait, était l'avenir des musiques.
Car la messe semble être dite, toujours dans les années 80, l'acid jazz pointe le bout de son nez, tiens donc, avec le terme jazz relégué en seconde position et des CD que l'on retrouvait au rayon musiques électroniques. L'acid empreinte de soul et disco est précurseur de la grande famille du nu-jazz faisant certes écho à Miles et autres mythes mais érigeant l'électro comme art du mix sur ordinateur, grâce notamment au DJ Ludovic Navarre, âme de "St Germain" et son énorme "Boulevard" qui rejoindra le légendaire label Blue Note, pour "Tourist" en 2000 tout rond.
Conclusion, le jazz semble être partout mais le genre en tant que tel se dissout, même si de grandes légendes telle Wynton Marsalis courent les festivals, de Juan-les-Pins à Marciac: ces musées-spectacles qui font aimer le jazz comme s'il était tout neuf, car on y entend planer entre les impros les phrases musicales d'esprits libres n'ayant pas tout à fait quitté ce monde; Miles si tu nous lis...
Et puis il y aussi des courants qui passent partout comme l'électricité, comme le jazz manouche qui rejaillit régulièrement comme avec Thomas Dutronc, ou encore et surtout le jazz latino dont son Commandante Santana et son œuvre massive: il semble avoir toujours été là, même avant Woodstock, en étant de tous les combats et de tous les... hits. Enfin si le jazz avait une âme, elle échapperait à tous ces fous-furieux expérimentateurs jamais rassasiés, elle aurait pour toute forme immuable la voix et la grâce de l'une des chanteuses qui ont élevé le genre à l'émotion universelle: Billie Holiday, Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan... ©